CHAPITRE 11

Beldin revint vers le milieu de l’après-midi, alors que le soleil perçait timidement la grisaille.

— Le brouillard est complètement levé à une lieue à l’ouest, annonça-t-il.

— Tu as vu bouger quelque chose par là ? demanda Belgarath :

— Quelques détachements d’hommes qui vont tous vers le nord. À part ça, la région est vide comme l’âme d’un marchand. Pardon, Kheldar, ce n’est qu’une expression toute faite.

— Il n’y a pas de mal, fit Silk, magnanime. Ces petits lapsus sont fréquents chez les personnes âgées.

Le sorcier bossu le foudroya du regard et poursuivit :

— Les villages qui nous attendent vers l’avant sont presque complètement détruits et apparemment déserts. On dirait que les villageois ont pris la fuite. Qui est votre invité ? demanda-t-il avec un mouvement de menton au Melcène endormi.

— Un fonctionnaire du Département des Travaux publics, répondit Belgarath. Silk l’a trouvé dans une cave.

— Il dort bien, dites donc.

— Sadi lui a donné un calmant pour les nerfs.

— Eh bien, ça a marché, on dirait. Il a l’air très calme.

— Vous avez pris votre petit déjeuner, mon Oncle ? s’enquit Polgara.

— Oui, Pol, merci ; j’ai mangé un gros lapin, il n’y a pas une heure. Tu sais, Belgarath, poursuivit-il, je crois que nous avons intérêt à nous déplacer de nuit. Ce n’est pas la foule dans le coin, mais il y a tout de même assez d’hommes pour nous créer des histoires s’ils nous tombaient dessus sans prévenir.

— Tu sais de quelles troupes il s’agit ?

— Je n’ai pas vu de Gardes ni de Karandaques. Pour moi, ce sont des hommes de Zandramas ou du roi de Peldane. Quoi qu’il en soit, ils vont vers le nord, et ça ne devrait pas tarder à péter.

— Très bien, acquiesça Belgarath. Nous voyagerons donc de nuit. Tant qu’il y aura des soldats dans le coin, en tout cas.

Ils avancèrent assez vite, cette nuit-là. Ils avaient laissé les bois derrière eux et repéraient aisément les feux de camp des soldats qui bivouaquaient dans la plaine. Puis, juste avant l’aube, ils s’assirent en haut d’une butte pour examiner un campement un peu plus important que les précédents.

— Cette fois, ils sont tout un bataillon, estima Garion. Là, nous avons un problème. La contrée alentour est plate comme le dos de la main. Il n’y a pas une seule colline à des lieues à la ronde et rien d’autre pour nous abriter. Quoi que nous fassions pour nous cacher, leurs sentinelles ne peuvent pas faire autrement que de nous voir. Je pense que nous ferions mieux de revenir un peu sur nos pas.

— Retournons avertir les autres, grogna Belgarath, les oreilles couchées en signe d’irritation.

Il se leva et rebroussa chemin. Polgara les rejoignit en planant sur ses douces ailes silencieuses.

— Inutile de prendre des risques, Père, fit-elle après avoir repris forme humaine. Le paysage était plus accidenté à quelques lieues d’ici. Nous pourrions y retourner et nous cacher un moment.

— À l’endroit où les cuistots préparaient le petit déjeuner ? demanda Sadi.

— Oui, répondit. Garion. J’ai bien reconnu l’odeur de la bouillie d’avoine et du lard frit.

— Il y a peu de chance qu’ils se remettent en marche ou qu’ils envoient des éclaireurs en reconnaissance avant d’avoir mangé, pas vrai ?

— En effet. Les hommes de troupe prennent généralement très mal qu’on les fasse avancer le ventre vide.

— Et les sentinelles portaient toutes plus ou moins la tenue réglementaire, quelque chose dans ce genre-là ? reprit l’eunuque en tiraillant le devant de sa cape de voyage.

— Oui, du moins ceux que j’ai vus, acquiesça Garion.

— Eh bien, Prince Kheldar, que diriez-vous de leur rendre une petite visite ? suggéra le Nyissien.

— Je peux savoir à quoi vous pensez au juste ? lança Silk, sur la défensive.

— Je pense que le porridge est bien fade et que j’ai des tas de choses, dans ma mallette, qui l’amélioreraient grandement. Je vous propose de traverser le campement en nous faisant passer pour deux sentinelles que l’on vient de relever et qui vont tout droit à la roulante, manger un morceau. Je ne devrais pas avoir de mal à assaisonner leur tambouille avec certains condiments.

Le petit Drasnien lui répondit d’un sourire radieux.

— Pas de poison, décréta fermement Belgarath.

— Ça ne me viendrait même pas à l’esprit, Vénérable Ancien, se récria vertueusement Sadi. Pas pour des raisons morales, entendons-nous bien. C’est juste que les soldats ont tendance à nourrir des soupçons quand ils voient leurs compagnons de table devenir tout noirs et se rouler par terre en poussant de grands cris. Non, je songeais à quelque chose de bien plus agréable. Ces hommes vont se mettre à délirer de bonheur pendant un petit moment, puis ils dormiront comme des bébés.

— Pendant longtemps ? s’enquit le petit Drasnien.

— Oh, quelques jours à peine, répondit l’eunuque avec un haussement d’épaules évasif. Une semaine tout au plus.

— Et ce n’est pas dangereux ? reprit le petit homme au museau de fouine avec un sifflement admiratif.

— Pas à moins d’avoir des problèmes cardiaques. J’en prends parfois, quand je suis vraiment fatigué. Bon, on y va ?

— Je me demande si je n’ai pas pris une lourde responsabilité le jour où j’ai mis ces deux-là en contact, fit pensivement Belgarath en regardant ses acolytes s’éloigner bras dessus, bras dessous, dans les ténèbres.

Ceux-ci revinrent près d’une heure plus tard.

— La voie est libre, annonça Sadi. Nous pouvons tranquillement traverser le campement. Il y a des collines à une petite lieue de l’autre côté. Nous y attendrons la tombée de la nuit.

— Tout s’est bien passé ? demanda Velvet.

— Très bien, répondit Silk avec un rictus. Sadi est un véritable virtuose.

— L’habitude, mon cher, rétorqua l’eunuque d’un petit ton condescendant. J’ai empoisonné un nombre considérable de gens, en mon temps. Une fois, j’ai convié tous mes ennemis à un banquet, continua-t-il avec un sourire glacial. Aucun d’eux ne m’a vu assaisonner la soupe, et pourtant les Nyissiens ont l’œil pour ce genre de chose.

— Ils ne se sont doutés de rien en voyant que vous n’en preniez pas ? releva Velvet, intéressée.

— Mais j’en ai pris, Liselle, j’en ai pris. J’avais passé huit jours à m’administrer l’antidote. Il avait un goût épouvantable, ajouta-t-il avec un frisson, alors que le poison était assez savoureux. Certains de mes invités m’ont d’ailleurs fait grand compliment de ma soupe, en partant. Enfin, c’était le bon temps, conclut-il avec un soupir endeuillé.

— Oui, eh bien, je vous suggère de garder ces souvenirs édifiants pour plus tard, suggéra Belgarath. J’aimerais autant que nous arrivions à ces collines avant que le soleil ne soit au zénith, vous voyez ?

Tout était calme dans le campement, en dehors de quelques ronflements. Les hommes de troupe dormaient à poings fermés, un sourire radieux accroché à la figure.

Des nuages de pluie avaient envahi le ciel dans la soirée et il faisait noir comme dans un four, mais Garion et Belgarath évitèrent sans mal les campements des soldats disséminés sur leur chemin. Ils apprirent, à des bribes de conversation saisies çà et là, que les troupes appartenaient à l’armée royale de Peldane et qu’elles ralliaient le théâtre des opérations avec la plus vive répugnance. Vers le matin, Garion et son grand-père rejoignirent leurs compagnons au trot tandis que Polgara planait au-dessus d’eux sur ses souples ailes blanches.

— Un bruit est toujours un bruit, disait Durnik d’un ton obstiné.

— Mais comment peut-on appeler bruit quelque chose que personne n’entend ? rétorquait le petit sorcier bossu qui chevauchait à côté de lui.

Belgarath reprit forme humaine et s’étira.

— Encore cette vieille histoire de bruit dans les bois ? fit-il avec un soupir écœuré.

— Il faut bien commencer quelque part, riposta le bossu avec un haussement d’épaules.

— Tu ne pourrais pas trouver autre chose ? Nous avons débattu de la question pendant un millier d’années ; je m’étonne que tu n’en aies pas encore marre, depuis le temps.

— De quoi s’agit-il ? demanda Polgara en s’approchant d’eux dans l’herbe haute effleurée par la lumière sans ombre de l’aube.

— Beldin a remis sur le tapis un vieux problème philosophique éculé, répondit le vieux sorcier avec un reniflement méprisant. S’il y a un bruit dans les bois, et personne alentour pour l’entendre, est-ce vraiment un bruit ?

— Bien sûr que oui, répondit-elle calmement.

— Je peux savoir ce qui te permet d’être aussi péremptoire ? s’enquit Beldin.

— Bien sûr, mon Oncle : le simple fait que les endroits déserts, ça n’existe pas. Il y a toujours des créatures dans les parages : des animaux sauvages, des souris, des insectes, des oiseaux, qui tous ont des oreilles pour entendre.

— Et s’il n’y en avait pas ? Si les bois étaient vraiment complètement déserts ?

— Pourquoi perdre du temps à imaginer l’impossible ?

Il lui jeta un regard noir de frustration.

— Ce n’est pas tout, ajouta Ce’Nedra d’un petit ton supérieur. Dans les bois, il y a des arbres, et les arbres entendent, eux aussi, vous savez.

— Pourquoi êtes-vous tous contre moi ? geignit Beldin en la regardant d’un air de reproche.

— Parce que vous avez tort, mon Oncle, répondit Polgara avec un bon sourire.

— Moi, tort ? crachouilla-t-il. Jamais !

— Mais si, voyons, ça arrive aux meilleurs d’entre nous de temps en temps. Bon, quelqu’un a faim ?

Le soleil se leva pendant qu’ils mangeaient.

— Nous n’avons pas vu un seul soldat depuis minuit, nota Belgarath en scrutant le ciel entre ses paupières étrécies. Et ceux que nous avons vus jusque-là étaient tous à la solde du roi de Peldane. Je pense que nous n’avons pas grand-chose à craindre, et que nous pouvons continuer encore un peu, ce matin. Silk, à quelle distance sommes-nous de la frontière de Darshiva ?

— Nous ne devrions plus en être très loin, mais nous avançons à une allure de tortue. C’est le printemps, les nuits sont courtes et nous perdons beaucoup de temps à contourner ces campements. Par ailleurs, il se pourrait que nous ayons des soucis à la frontière, ajouta-t-il en fronçant les sourcils. Il va bien falloir que nous traversions la Magan, et si tout le monde a fui la région, je me demande où nous allons trouver un bateau.

— La Magan est-elle vraiment aussi vaste qu’on le dit ? questionna Sadi.

— C’est le plus grand fleuve du monde. Il fait plus de mille lieues de long et il est tellement large qu’on n’en voit pas l’autre rive.

— Je vais examiner les chevaux avant que nous repartions, annonça Durnik en se levant. Nous les avons montés dans le noir, et c’est toujours un peu risqué. Il ne manquerait plus que l’un d’eux se mette à boiter.

Essaïon et Toth le suivirent, dans l’herbe haute, vers l’endroit où les bêtes étaient attachées.

— Je repars en éclaireur, fit Beldin. Peldane ou pas, je serais fort marri que nous tombions dans une embuscade.

Il se métamorphosa, s’éleva en décrivant des spirales et s’éloigna vers l’ouest.

Garion s’étira les jambes et se laissa tomber en arrière sur ses coudes.

— Tu dois être fatigué, remarqua Ce’Nedra en s’accroupissant près de lui pour lui caresser tendrement le visage.

— Les loups ne sont jamais vraiment fatigués de courir, rectifia-t-il. J’ai l’impression que je pourrais continuer comme ça pendant une semaine s’il le fallait.

— Rien ne t’y oblige, alors à quoi bon y penser ?

— Tu as raison, ma douceur.

— Puisque nous avons un petit moment, je crois que je vais donner à manger à Zith, déclara Sadi, sa mallette rouge dans les bras. Vous savez, Liselle, reprit-il en fronçant légèrement le sourcil, je commence à me dire que vous avez raison. On dirait qu’elle prend du ventre.

— Mettez-la au régime, suggéra la fille aux cheveux de miel.

— Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée, objecta-t-il avec un sourire. Je me vois mal lui expliquer pourquoi je l’affame et je n’aimerais pas qu’elle ait une dent contre moi.

Ils repartirent peu après, suivant les instructions muettes de Toth.

— D’après lui, nous devrions trouver un village au sud de la grande ville qui est sur la rivière, traduisit Durnik.

— Ferra, précisa Silk.

— Ça doit être ça. Il y a un moment que je n’ai pas regardé la carte. Enfin, d’après lui, il y a, le long du fleuve, quelques villages où nous avons des chances de trouver un bateau.

— À condition que tout le monde ne soit pas parti, ajouta le petit Drasnien.

— Nous verrons bien sur place, reprit le forgeron, fataliste.

Il n’y avait pas un nuage dans le ciel, et il fit vite très chaud dans la plaine ondulée du sud de Peldane. Vers le milieu de la matinée, Essaïon talonna son étalon et se rapprocha de Garion.

— Tu crois que Polgara nous en voudrait si nous piquions un petit galop, tous les deux ? Peut-être jusqu’à cette colline, là-bas ? proposa-t-il en indiquant une large butte, au nord.

— Je doute fort que ça lui plaise. Il faudrait que nous trouvions un bon prétexte.

— À ton avis, l’idée que Cheval et Chrestien ont besoin de se dégourdir un peu les pattes de temps en temps ne lui paraîtrait pas une raison suffisante ?

— Enfin, Essaïon, tu la connais. Tu imagines ce qu’elle nous répondra si nous essayons de lui raconter ça ?

— Je l’entends d’ici, soupira le jeune garçon.

— D’un autre côté, il ne serait pas inutile d’aller jeter un coup d’œil au nord, reprit Garion en lorgnant la colline entre ses paupières étrécies. C’est de là que les ennuis risquent le plus de venir. Il faudrait vraiment que nous sachions ce qui s’y passe, et de là-haut nous aurions un point de vue idéal sur les environs.

— Ça, Belgarion, c’est bien vrai.

— Bon, ce n’est pas comme si nous lui mentions.

— Ça ne me viendrait jamais à l’idée.

— Bien sûr que non. Moi non plus, d’ailleurs, tu penses.

Les deux jeunes gens échangèrent un immense sourire.

— Je vais dire à Belgarath où nous allons, décida l’aîné. Nous lui laisserons le soin de mettre Polgara au courant.

— Nul n’en serait plus digne que lui, approuva l’autre.

Garion rebroussa chemin et effleura l’épaule de son grand-père qui somnolait sur sa monture.

— Je vais jusqu’à cette colline avec Essaïon, voir si tout est calme ou si les combats ont commencé.

— Hein ? Oh, oui, bonne idée.

Le vieux sorcier bâilla à se décrocher la mâchoire et referma les paupières.

Garion fit signe à Essaïon et les deux jeunes gens s’éloignèrent au trot dans l’herbe haute qui bordait la piste.

— Garion ! appela Polgara. Où allez-vous ?

— Grand-père t’expliquera ! hurla-t-il en réponse. Nous revenons tout de suite ! Maintenant, grouillons-nous, dit-il un ton plus bas à son complice. Ne restons pas à portée de voix.

Ils s’éloignèrent vers le nord, au galop d’abord, puis à un train d’enfer, l’herbe fouettant les pattes de leurs chevaux, le bai et le gris avançant dans la même foulée, les naseaux fendant la bise, les sabots martelant le sol lourd, élastique. Garion se pencha sur sa selle, se livrant au flux et au reflux des muscles de Chrestien. Lorsqu’ils retinrent leurs montures, en haut de la colline, ils riaient à perdre haleine, Essaïon et lui.

— C’est formidable ! s’exclama Garion en mettant pied à terre. Nous n’avons pas souvent l’occasion de faire ça, hein ?

— Pas assez, en tout cas, acquiesça Essaïon en descendant de cheval à son tour. Tu as négocié la chose avec beaucoup de diplomatie, Belgarion.

— Évidemment. La diplomatie est la spécialité des rois.

— Tu crois qu’elle a gobé notre histoire ?

— Comme si on pouvait faire gober quelque chose à tante Pol ! Un peu de sérieux, voyons !

— J’imagine que tu as raison, acquiesça le jeune homme avec une grimace. Elle va sûrement nous secouer les puces, hein ?

— Ça, c’est à peu près inévitable, mais cette petite cavalcade valait bien un sermon, non ?

Essaïon lui sourit. Puis il jeta un coup d’œil alentour et son sourire s’estompa.

— Oh, Belgarion, fit-il tristement en tendant le doigt vers le nord.

Le jeune roi de Riva suivit son regard. De hautes colonnes de fumée noire montaient à l’horizon.

— On dirait qu’ils ont engagé les hostilités, commenta-t-il d’un ton sinistre.

— Oui, soupira Essaïon. Comment les hommes peuvent-ils en arriver là ?

Garion croisa les bras sur la selle de Chrestien et appuya son menton dessus.

— Par orgueil, je suppose, répondit-il mélancoliquement. Ou par soif de pouvoir. Parfois par désir de vengeance. Enfin, j’imagine. Une fois, en Arendie, Lelldorin m’a dit que ça venait souvent du fait que les gens ne savaient pas comment faire pour empêcher les différends de dégénérer, et voilà tout.

— Je trouve ça tellement stupide.

— Et moi donc ! Mais les Arendais n’ont pas l’exclusivité de la bêtise en ce bas monde. Chaque fois que deux personnes convoitent la même chose avec assez d’avidité, on peut être sûr que ça va finir par une bagarre. Si ce sont deux hommes du peuple, ils risquent de se retrouver avec un nez cassé et quelques dents en moins, mais si ces deux personnes ont des armées, ça donne une guerre et ça fait plein de morts.

— Alors, vous allez vous battre, Zakath et toi ?

C’était une question troublante, et Garion n’était pas sûr de connaître la réponse.

— Je n’en sais trop rien, admit-il.

— Il veut régner sur le monde et tu ne veux pas le laisser faire. N’est-ce pas le genre de chose susceptible de déclencher une guerre ?

— C’est terriblement difficile à dire, répondit pensivement Garion. Peut-être que j’aurais réussi à le faire changer d’avis si nous n’avions pas quitté Mal Zeth aussi vite. Je regrette parfois que nous ayons été obligés de partir ; j’ai perdu une bonne occasion d’essayer de le ramener à la raison. Enfin, il se peut qu’il change assez pour revenir sur cette idée, qui sait ? On ne peut jamais prévoir, avec un homme comme Zakath. J’espère qu’il abandonnera ce projet. Je ne veux pas la guerre, avec personne, seulement je ne m’écraserai pas devant lui non plus. Le monde n’a pas été fait pour être dominé par un seul homme, et certainement pas par un Zakath.

— Tu l’aimes bien, hein ?

— Oui, je l’aime bien. Quel dommage que nous ne nous soyons pas rencontrés avant que Taur Urgas lui gâche la vie ! Voilà un homme à qui j’aurais volontiers fait la guerre, continua Garion en serrant les dents. Il a contaminé le monde entier par sa seule existence.

— Ce n’était pas vraiment sa faute. Il était fou ; c’est tout de même une excuse.

— Tu n’es vraiment pas rancunier, toi !

— N’est-il pas plus facile de pardonner que de haïr ? Tant que nous n’aurons pas appris le pardon, ce genre de chose se reproduira, fit Essaïon en indiquant les colonnes de fumée qui montaient vers le ciel, au nord. La haine est un sentiment stérile, Belgarion.

— Je sais, soupira Garion. Je haïssais Torak, et pourtant je crois que j’avais réussi à lui pardonner. Par pitié plus qu’autre chose, bien sûr. Mais il a fallu que je le tue quand même.

— Tu ne t’es jamais demandé à quoi ressemblerait le monde si les gens arrêtaient de s’entre-tuer ?

— Ça, j’imagine que ce serait un endroit plus agréable.

— Dis, si nous l’organisions ainsi ?

— Toi et moi – tout seuls ? s’esclaffa Garion.

— Et pourquoi pas ?

— Parce que c’est impossible, Essaïon.

— Je pensais que vous aviez tordu le cou à ce mot-là depuis longtemps, Belgarath et toi.

Le jeune roi de Riva éclata de rire à nouveau.

— Tu as raison. Bon, ne disons pas impossible mais plutôt « extrêmement difficile ». D’accord ?

— Les choses vraiment importantes ne peuvent pas être faciles, Belgarion. Si elles étaient faciles, nous n’y attacherions aucune importance. Mais je suis certain que nous trouverons une solution.

Il prononça ces mots le visage rayonnant d’une telle confiance que Garion crut l’espace d’un instant que cette notion ahurissante pouvait être envisageable.

Puis il regarda à nouveau les horribles colonnes de fumée et cet espoir mourut comme il était né.

— Allez, nous ferions mieux de retourner dire aux autres ce que nous avons vu, murmura-t-il.

Vers midi, Beldin revint à son tour.

— Détachement en vue, Belgarath, à une demi-lieue droit devant, annonça-t-il laconiquement. Une douzaine d’hommes à peu près.

— Tu penses qu’ils s’apprêtent à rejoindre les belligérants, au nord ?

— J’ai plutôt l’impression qu’ils fuient devant eux, oui. On dirait qu’ils en ont pas mal bavé, dernièrement.

— Tu as pu voir de quel côté ils étaient ?

— Ça n’a pas tellement d’importance, Belgarath. Un déserteur n’appartient plus à aucun camp.

— Il y a des moments où je te trouve tellement spirituel que tu me rends malade.

— Tu devrais demander à Pol de te concocter un de ces remèdes dont elle a le secret.

— Il y a longtemps que ça dure ? demanda Velvet.

— Quoi donc, mon chou ? fit Polgara.

— Cette joute verbale incessante.

La sorcière ferma les yeux et poussa un soupir accablé.

— Ah, Liselle, si vous saviez ! J’ai parfois l’impression que ça a commencé à la création du monde.

Les soldats les regardèrent approcher avec méfiance, comme s’ils s’apprêtaient à détaler ventre à terre, mais ils tinrent bon et leur barrèrent la route, la main sur la poignée de leur arme. Silk fit discrètement signe à Garion et les deux hommes s’avancèrent vers eux d’un air aussi inoffensif que possible.

— Bonjour, Messieurs, commença Silk d’un ton anodin. Que se passe-t-il donc par ici ?

— Vous voulez dire que vous n’êtes pas au courant ? s’étonna un gaillard sec comme un coup de trique qui avait un bandage ensanglanté autour de la tête.

— Je n’ai trouvé personne pour me l’expliquer, rétorqua le Drasnien. Qu’est-il arrivé à tous les gens qui vivaient dans cette partie de Peldane ? Il y a au moins quatre jours que nous n’avons pas vu âme qui vive.

— Ils ont tous pris la fuite, répondit l’homme au bandage. Enfin, ceux qui étaient encore vivants.

— Et devant quoi fuyaient-ils ?

— Devant Zandramas, répondit l’homme en frémissant. Son armée est entrée à Peldane il y a près d’un mois, maintenant. Nous avons bien tenté de les arrêter, mais ils avaient des Grolims avec eux, et de simples soldats ne peuvent pas faire grand-chose contre des Grolims.

— Ça, c’est sûr. Et qu’est-ce que c’est que toute cette fumée, au nord ?

— Il y a une grande bataille.

L’homme s’assit par terre et commença à dérouler le chiffon taché de sang qui lui entourait le crâne.

— J’ai jamais vu un combat pareil de toute ma vie, ajouta un autre soldat au bras gauche en écharpe et qui avait l’air de s’être traîné dans la boue pendant des jours. J’en ai fait des guerres, étranger, eh ben, j’ai jamais rien vu de pareil. Un soldat, c’est fait pour prendre des risques ; les épées, les lances et les flèches ne m’font pas peur, j’vous jure, mais quand y z’ont commencé à m’envoyer ces horreurs à la figure je m’suis dit que c’était le moment de changer de boulot.

— Des horreurs ? releva Silk.

— Ils ont des démons avec eux, étranger. Des deux côtés. D’énormes démons monstrueux, avec des bras grouillants comme des serpents, et plein d’crocs et d’griffes.

— Vous voulez rire !

— J’les ai vus comme je vous vois, étranger. Vous avez déjà entendu crier un homme qui se fait dévorer vif ? Ben, y a de quoi vous donner la chair de poule, j’vous jure.

— Là, je n’y comprends plus rien, avoua Silk. Qui sont les combattants en présence ? D’ordinaire, les armées ne recrutent pas de démons, que je sache.

— Là, j’suis bien d’accord, approuva le soldat à l’uniforme boueux. Demandez à un soldat normal de marcher au pas avec une créature qui l’regarde comme s’il était comestible et y restera pas longtemps sous les drapeaux, j’vous jure. Mais j’ai jamais su l’fin mot de l’affaire. Et vous, caporal, vous avez réussi à comprendre qui se battait ?

— Le capitaine nous l’a dit avant de se faire tuer, répondit le blessé en refaisant son bandage.

— Si vous me racontiez tout ça en commençant par le commencement ? suggéra Silk. J’avoue que je n’y vois pas très clair.

— Comme je vous disais, il y a un mois, les Darshiviens et leurs Grolims sont entrés à Peldane, reprit le caporal. Nous avons essayé de les repousser, mes hommes et moi – nous sommes de l’armée royale de Peldane. Nous les avons un peu ralentis sur la rive est de la Magan, mais quand les Grolims ont donné l’assaut, nous avons dû battre en retraite. Puis nous avons entendu dire qu’une autre armée descendait du nord – des Karandaques, des hommes en armure et d’autres Grolims. Nous avons bien cru que cette fois c’était cuit, mais cette nouvelle armée n’avait rien à voir avec les Darshiviens. Elle était apparemment à la solde d’un Grolim de haut rang, venu d’un lointain pays d’Occident. Ces troupes ont donc pris position le long de la côte et ne sont pas entrées dans le pays. On aurait dit qu’elles attendaient quelque chose, mais nous n’avons pas eu le loisir de nous demander quoi au juste. Nous étions trop occupés avec les Darshiviens. C’est-à-dire que nous étions affairés à manœuvrer, selon l’expression qu’emploie l’état-major pour dire fiche le camp ventre à terre.

— Si j’en crois ce que j’ai vu, ce Grolim n’est pas resté le long de la côte, observa Silk.

— Là, étranger, vous avez mis le doigt dessus. Il y a quelques jours à peine, il a commencé à marcher droit vers l’intérieur des terres. Soit il savait exactement où il allait, soit il suivait quelque chose, en tout cas il filait comme une flèche. Les Darshiviens ont renoncé à nous poursuivre et se sont précipités pour lui barrer la route, alors il a suscité les démons dont Vurk vous a parlé. Ils ont d’abord foncé tête baissée sur les Darshiviens, mais leurs Grolims à eux – à moins que ce ne soit Zandramas en personne – ont invoqué leurs propres démons, et ça a commencé à chauffer pour de bon. Ces monstres infernaux se sont empoignés comme des fous en écrasant tout ce qui avait le malheur de se trouver sur leur passage – comme nous. Nous avons été pris en tenaille et nous avons été renversés par les deux bandes de démons l’une après l’autre. Alors mes hommes et moi on a rassemblé nos idées et on a décidé d’aller voir à Gandahar si on y était.

— Il fait chaud, là-bas, en cette saison, l’avertit Silk.

— Sûrement pas autant qu’au nord d’ici. Vous avez déjà vu un démon cracher du feu, étranger ? Eh bien, moi, j’ai vu un de ces soldats en armure se faire rôtir tout vif dans sa cotte de mailles, puis le démon l’a sorti de sa cuirasse par petits bouts et l’a mangé encore fumant. Ça devrait tenir, dit-il en nouant les bouts de son bandage, puis il se releva. Nous pouvons encore faire quelques lieues avant le coucher du soleil, ajouta-t-il en s’abritant les yeux avec la main pour scruter le ciel. Vurk, dites aux hommes de s’apprêter à repartir. Si le combat s’étend, nous risquons de nous retrouver pris entre deux feux, et je doute que cette perspective les enchante.

— J’m’en occupe, caporal, répondit ledit Vurk.

Le caporal observa alors Silk en étrécissant les paupières comme s’il le soupesait du regard.

— Vous pouvez nous accompagner, vos amis et vous, si ça vous dit. Quelques hommes à cheval seraient les bienvenus en cas de problème.

— Merci, caporal, déclina Silk, mais nous pensions plutôt descendre vers la Magan et tâcher de trouver un bateau. Avec un peu de chance, nous devrions être dans le delta du fleuve d’ici une semaine, à peu près.

— Eh bien, étranger, je vous conseille de ne pas ménager vos montures. Les démons courent vite quand ils ont faim.

Silk opina vivement du chef.

— Bonne chance à Gandahar, caporal.

— Je crois que je ne resterai pas longtemps caporal, répondit l’homme d’un ton attristé. La solde n’était pas mauvaise, mais le travail devient vraiment trop risqué. Tout l’or du monde ne ressuscitera jamais un homme qui a élu domicile dans l’estomac d’un démon. Allez, Vurk, fit-il avec un ample geste du bras à l’intention de ses hommes. On y va.

Silk et Garion tournèrent bride et rejoignirent leurs compagnons.

— C’est plus ou moins ce que nous pensions, annonça le petit Drasnien. Ce sont bien les armées d’Urvon et de Zandramas qui s’affrontent au nord, et ils ont tous les deux des démons, à présent.

— Elle est allée jusque-là ? demanda Polgara, incrédule.

— Elle n’avait pas vraiment le choix, Polgara, reprit Silk. Ses troupes étaient massacrées par les hordes démoniaques de Nahaz ; elle a pris la mesure qui s’imposait pour lui faire échec. Être capturé par un démon n’est pas une partie de plaisir, même pour l’Enfant des Ténèbres.

— Très bien, coupa sobrement Durnik. Alors que faisons-nous maintenant ?

— Le chef de ce détachement nous a fait une suggestion intéressante, répondit le petit homme au museau de fouine.

— Ah bon ? Et quelle était cette suggestion ?

— Il nous a conseillé de quitter Peldane aussi vite que possible.

— Ces caporaux ont souvent du bon sens, nota Durnik. Si nous suivions son conseil ?

— C’est exactement ce que j’espérais vous entendre dire, approuva Silk avec chaleur.

La sorciere de Darshiva
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